Entretien avec Deborah Harkness

Deborah Harkness at All Souls Con
© Bishop-Clairmont Archives

C’est au cours de l’été 2019, alors que la saison 2 de A Discovery of Witches était en plein tournage à Cardiff et qu’elle écrivait le mystérieux tome 5 de la Saga All Souls, que Deborah Harkness a très généreusement accepté de répondre aux questions de notre archiviste, Isabelle NG, à l’intention de tous les fans français.

Cet entretien exclusif est la première interview française réalisée depuis 2012 !

Les Archives Bishop-Clairmont sont très fières de partager ce contenu inédit à tous les lecteurs de notre fond !

Entre votre présence sur le tournage, l’écriture des prochains livres, la promotion de La Force du Temps et votre présence à la convention All Souls Con, comment arrivez-vous à gérer cet agenda surchargé?

Je prends des vitamines … et je médite, marche et écris autant que je peux afin de garder les pieds sur terre.

A propos de l’étroite relation entre la France et le Monde de All Souls

Lors de votre dernière interview française en 2012, vous expliquiez que vous aviez choisi de situer l’action de votre histoire à l’étranger afin de permettre à vos étudiants d’imaginer le monde hors des frontières américaines.

Pourquoi avoir choisi la France comme siège de la puissante famille De Clermont, et tout particulièrement l’Auvergne, qui n’est pas la région la plus connue de notre pays ?

J’ai choisi l’Auvergne car c’était le centre du monde Médiéval de bien des façons. Les De Clermont aiment être au cœur des choses !

Lorsque j’écrivais L’Ecole de la Nuit, je développais d’avantage le château aussi j’ai eu besoin de me rendre dans la région où j’ai séjourné pendant plusieurs semaines. Je suis alors tombée amoureuse de l’Auvergne et je continue à chérir ces souvenirs. Je trouve que les paysages ressemblent tellement à Matthew – fascinants, mystérieux et un peu intimidants.

A propos des Châteaux

Comme vous l’avez déjà expliqué, votre inspiration pour Sept Tours n’est pas le château tourangeau, bien trop moderne, mais celui de Château Dauphin à Pontgibeaud. Les Revenants sont inspirés de l’impressionnant Château de Montbrun et les Anges Déchus de celui de Sailhant. Ce sont tous d’imprenables forteresses médiévales aux atmosphères bien particulières.

Comment les avez-vous choisis ?

Pour tous mes livres, j’effectue de très nombreuses recherches.

C’est très amusant lorsque l’on en vient à la « chasse immobilière » des personnages. Qui n’aimerait pas disposer d’un budget illimité pour trouver sa maison parfaite ?

Dans tous les cas, je passe en revue l’ensemble des châteaux et des forteresses encore en état dans des régions que j’ai spécifiquement identifiées et je laisse ensuite les personnages me guider vers celle ou celui qui convient le mieux à chacun.

Dans la série télévisée, l’aride et rustique campagne Auvergnate a été remplacée par les très prospères environs agricoles de Monselice dont le château incarne Sept Tour à l’écran. Très esthétique, ce choix d’adaptation était aussi économique, puisque la production tournait à Venise. L’atmosphère du Sept Tours télévisé est nettement différente du livre car il est impossible de se croire en Auvergne avec un paysage et une architecture si méditerranéens !

En tant qu’auteur, est-ce que ces changements de lieux ont également modifié votre vision de Sept-Tours et St Lucien?

Oui, malheureusement. Même si j’ai mon mot à dire sur les lieux de tournages et les décors, ces derniers sont souvent soumis à des restrictions budgétaires ou à des problématiques logistiques.

Comme vous le soulignez, cela ne ressemble en rien à l’Auvergne, mais c’est peut-être parce que nous connaissons si bien la région ! Même si je suis très reconnaissance à Monselice de d’avoir si généreusement accepté d’incarner Sept Tours pour l’adaptation télévisée, le Sept-Tours que j’ai créé et que je garde en tête reste très, très différent.

A propos d’Alchimie

En tant que lecteurs français, nous connaissons généralement l’Alchimie comme un moyen de changer le métal en or à l’aide de la pierre philosophale. Au XVIIème siècle notamment, la vision de l’Alchimie semblait plus être un moyen d’enrichissement ou une quête de l’immortalité, (ce qui était condamné par l’Eglise comme péché mortel et persécuté par l’Inquisition) qu’une philosophie ou le champ d’expérimentations que vous décrivez dans All Souls.

Savez-vous pourquoi et comment l’Alchimie a-t-elle autant changé en un siècle ?

Elle n’a pas changé. L’Alchimie a toujours été toutes ces choses – changer le métal en or, atteindre l’immortalité, et bien sûr si vous pouviez avoir les deux, vous étiez promis à un avenir prospère !

Dans tous les cas, l’Inquisition et l’Alchimie étaient peu présentes dans la France du 17ème siècle. En tant qu’Historienne spécialiste de l’Alchimie, je peux dire qu’à cette époque, l’alchimie avait déjà consolidé un vaste socle de compétences expérimentales, religieuses et philosophiques, qui évoluera du Moyen-Age aux prémices des temps modernes tout en restant cohérente.

Il y a toujours des charlatans qui détournent une invention ou une philosophie pour leur propre profit (comme ces alchimistes qui proposent des recettes pour s’enrichir rapidement) mais ça ne doit pas altérer ce qu’est profondément l’Alchimie.

A propos de Manuscrits enluminés

Nous aimons tellement Diana et Matthew que nous en oublions parfois qu’Ashmole 782 est l’un des personnages principaux de la Trilogie !

Je peins des enluminures depuis des décennies et j’adore la véracité avec laquelle vous décrivez les manuscrits : leur odeur, leurs aspects, les couleurs, comment les manipuler… et j’aime surtout j’aime la façon dont vous introduisez quelques un des plus célèbres manuscrits dans votre histoire (Voynich, Aurora Consurgens, Splendors Solis, les rouleaux de Ripley…)

Dans Le Livre Perdus des Sortilèges, Matthew montre à Diana l’exemplaire d’Aurora Consurgens qui appartenait autrefois à Godfrey. Vous écrivez qu’il a été fait par une Enlumineuse française, Burgot le Noir. Comme souvent dans l’histoire lorsque les femmes sont concernées, on trouve très peu de choses sur elle et son travail, seulement sur son père, Jean.

Pouvez-vous nous en dire plus sur elle ?

Malheureusement, non !  On sait très peu de chose sur elle, comme vous l’avez découvert. Comme Christine de Pisan, qui était aussi une artiste française ou un peu plus tard l’artiste italienne Artemisia Gentileschi, Burgot semble être devenue une artiste en travaillant dans l’atelier de son père.

Nous pensons que beaucoup de jeunes filles ont fait ce genre d’ouvrage puisque l’artisanat ou le commerce étaient toujours tenus en famille. Mais elles sont très difficiles à identifier dans les archives historiques car elles n’étaient pas officiellement reconnues par les corporations de l’époque, puisque la loi leur interdisait d’être propriétaires ou de faire commerce. Elles étaient des « femmes couvertes », selon les lois maritales de l’époque, ce qui signifie que nous n’avons d’elles que quelques traces.

A propos de la Force du Temps et des Révolutions

C’était une très heureuse surprise que de découvrir dans la Force du Temps que vous ayez choisi de nous en dire plus sur les débuts de Marcus et que la Révolution Française faisait partie du décor ! Vous êtes expertes de l’ère Elisabéthaine et avez dit à maintes fois en interview que vous n’étiez pas très intéressée de parler de l’histoire américaine ou d’époques plus modernes

Mis à part le désir de Marcus de raconter son histoire, qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Marcus !

Il n’arrêtait pas de demander à ce que son histoire soit racontée et c’était une histoire de révolution et de changement, sur la fin d’un ancien ordre et sur le commencement d’un nouveau.

C’était un changement très agréable, après toutes ces années à penser au féodalisme vampires et à tous leurs protocoles !

Vous avez dû faire des recherches, notamment sur la Révolution Française. Vous êtes-vous amusée et comment avez-vous procédé ?

J’enseigne la Révolution Française et la Révolution Américaine de manière assez succincte puisque évidemment à l’époque, personne ne pensait qu’il s’agissait d’un événement «Américain » mais plutôt de l’insurrection d’une colonie britannique. Mais je ne suis pas experte de cette période comme vous l’indiquez.

Par ailleurs, la vision du monde au XVIIIème siècle est très, très différente de ce dont j’ai l’habitude. J’ai donc démarré mes recherches, comme toujours, en lisant pour chaque Révolution des sources de l’époque (telles que Le Sens Commun de Thomas Paine et des journaux comme L’ami du peuple) et j’ai aussi collaboré avec mes confrères historiens.

Tout ceci m’a aidé à mettre en place progressivement les pièces de l’histoire de l’époque.

La façon dont vous présentez la Révolution Française est très intéressante et quelque peu différente de ce dont nous avons l’habitude en France.

Avec votre don remarquable pour intriquer les faits historiques dans votre univers, on ne peut que s’interroger sur la façon dont Philippe aurait géré tous ces changements politiques ? Peut-être y aurait-il déjà repéré Bonaparte ?

Et bien…

Je ne pense pas que Philippe ait approuvé le massacre de la monarchie. Je ne pense pas qu’il ait approuvé non plus la démocratie, puisqu’elle n’est pas restée bien longtemps une vraie démocratie. Philippe aimait des jeux de pouvoirs et contre-pouvoirs bien plus élaborés et je pense qu’il aurait trouvé tous ces changements stimulants.

Quant à Bonaparte, je ne pense pas qu’aucun des De Clermont ne l’aie vraiment apprécié…

A propos de l’adaptation télévisée.

La saison 1 de la série A Discovery of Witches a été un immense succès. De nouveaux fans ont découverts l’univers All Souls et la communauté ne cesse de grandir. Pour la saison 2, leurs attentes sont plus fortes que jamais, chacun ayant sa propre idée sur ce que doit être une adaptation.

Comment gérez-vous ce genre de pression, vous qui êtes si connectée avec vos fans par les réseaux sociaux ?

Me concernant, je me dois d’établir des lignes très claires entre les personnages et les histoires (qui sont à moi), les livres (qui appartiennent aux fans) et la série télévisée (qui appartient à l’équipe de production).

Je navigue entre ces mondes, et j’ai affaire aux gens dans chacun d’eux. Je ne peux pas contrôler comment un lecteur lit mes livres et y répond, tout comme je ne peux pas contrôler comment l’adaptation est réalisée.

Tout ce que je peux faire est de rester vraie envers mes livres et mes personnages et raconter les histoires que j’ai besoin de raconter, de la manière dont j’ai besoin de le faire.

Tout ceci frustre certains fans, j’en suis consciente, mais c’est la seule façon qui me permette de continuer à écrire et de raconter d’autres histoires.

A propos de la portée de vos ouvrages

Même si vos romans sont principalement des fictions historiques, je ne peux m’empêcher de noter que votre travail est construit comme un traité Humaniste.

La Trilogie All Souls véhicule un fort message de tolérance et d’acceptation de l’autre face aux changements, tellement de circonstance en ces temps incertains et intolérants. Un message que la série TV incarne et relaie à la perfection !

La Force du Temps, nous parle davantage de parentalité, de toutes les sortes de parentalités et insiste également sur ce message de tolérance.

Pouvez-vous me dire si je me trompe dans mon interprétation ?

Vous ne vous êtes absolument pas trompée.

En tant qu’auteur, qu’aimeriez-vous transmettre aux lecteurs comme héritage de votre travail : la fiction et son univers ? des connaissances historiques ? une ouverture d’esprit vers d’autres lieux et d’autres époques ? votre capacité à fédérer une forte communauté tout autour du monde ?

Puis-je choisir tout à la fois ?

En tant qu’enseignante, ce que j’ai toujours voulu dans ce monde, est de faire la différence de façon positive, d’éclairer et d’aider les autres à trouver leur propre vérité, que ce soit sur eux ou sur le monde qui les entoure.

Aussi que je sois à l’Université, en train d’écrire, de discuter avec des fans sur les réseaux sociaux ou à participer à une émission télévisée, tout fait partie du même projet : faire la différence.

Pour clore cet entretien,

Pourriez-vous répondre à une question que les fans français se posent depuis toujours :

pourquoi Matthew s’appelle-t-il Matthew (la forme anglaise) et non Matthieu ou Matèu (en Occitan) ?

Etant humain au VIème siècle, il devrait s’appeler avec un nom local, or l’arbre généalogique des De Clermont ne mentionne que Matthew, ce qui est inusuel pour vos personnages qui sont toujours appelés selon leurs origines ou époque.

Pourquoi cette exception ?

Tout simplement parce que nous découvrons Matthew pour la première fois sous le patronyme de Matthew Clairmont.

Nous n’avons aucune trace de Matthew au VIème siècle puisqu’il n’y avait pas d’archives écrites tenues à cette époque. Philippe l’appelle sous la forme grecque de son nom.

Il n’y a donc vraiment aucune « bonne » ou « mauvaise » façon de l’appeler. Il est tout simplement Matthew, peu importe comment il est épelé. 

Avec Deborah Harkness
© Bishop-Clairmont Archives